Je me souviens de Najib BRIBRI*Zine BRIBRI
Je me souviens de Najib BRIBRI
Le 23 mai 2003, le téléphone sonne : au bout du fil, mon petit frère Karim, après avoir fait l’économie des salamalecs de la manière la plus inhabituelle et la plus rapide, m’informe que Najib vient d’avoir un accident. Et après un silence pesant, il rajoute : « il en est décédé » ! Cette annonce m’a plongé dans une tristesse qui dure toujours et j’avoue que je ne suis plus le même depuis. Plusieurs questions m’accompagnent dès lors dans ma vie quotidienne : la futilité de la vie, l’aspect éphémère de l’existence, le sens de l’engagement. Dans notre famille, nous avons oublié depuis longtemps le sens de la fête et de la joie, tant notre quotidien depuis le début des années 70 a été rythmé par les arrestations des uns, le procès des autres, les visites au parloir des personnes chères et ainsi de suite. Depuis le départ de Najib vers la grande lumière, je n’ai pas arrêté de me remémorer nos souvenirs. A chacun de mes retours, notre rituel était de nous voir pendant toute une soirée et de faire un tour d’horizon. Et nous mettions en ordre nos souvenirs… Oui, je me souviens avoir évoqué avec lui l’abandon de ses études, alors qu’il était un étudiant brillant, et son départ à Casablanca pour travailler dans une usine de papier près de CHIMICOLOR. Je lui ai raconté comment j’avais reproché à notre père de ne pas le laisser terminer ses études. Najib, avec un sourire qui en disait long, m’a rétorqué que l’affaire était beaucoup plus compliquée : en effet, à la suite de l’arrestation de notre frère aîné, Mohammed, à l’exception de quelques aides, il n’y avait plus de ressources financières pour la famille ; mais ce n’était que la partie visible de l’Iceberg. Il m’a expliqué qu’il mettait aussi en application un mot d’ordre du mouvement : les cadres devaient s’établir au sein des masses populaires et ne devaient pas rester isolés au sein de la jeunesse lycéenne et étudiante. Oui, je me souviens aussi de cette discussion sur le syndicalisme, à l’époque je travaillais comme ouvrier dans l’usine SOMADIR : à la suite d’un mouvement revendicatif, les ouvriers se sont affiliés à l’UGTM, organisation syndicale proche du parti Al ISTIQLAL. Je lui ai fait part de mon désarroi : comment les ouvriers, en plein action militante, pouvaient songer à adhérer à un syndicat proche de la bourgeoisie ! A ma grande surprise, il m’a confié qu’il fallait d’abord respecter le choix de la base ; souvent les ouvriers étaient les plus à même de prendre les décisions adéquates. Il est nécessaire d’apprendre de la base au lieu de croire posséder des solutions miracles, mais surtout, pour un militant révolutionnaire, l’essentiel n’est pas que l’ouvrier soit affilié à telle ou telle organisation syndicale, mais plutôt qu’il soit comme un poisson dans l’eau et il convenait d’accompagner le mouvement sans imposer une vision de l’extérieur. Chercher à déterminer la contradiction principale, telle était la démarche à préconiser. Oui, je me souviens également de cette discussion après une grève au lycée plateau, lorsque l’administration a daigné nous permettre d’organiser des élections pour créer une amicale des lycéens. Comme militant enthousiaste c’était pour moi quelque chose d’inenvisageable. Avec sagesse, Najib m’a amené à comprendre que l’amicale des lycéens permettait à ces derniers d’apprendre la possibilité de s’organiser.
Oui, je me souviens encore du jour où, avec feu-Abderrahim DRIF, Najib nous a relaté l’expérience de l’AMEJ : il nous a bien donné la cartographie des différentes tendances qui composaient l’association et les différentes options qui se proposaient aux jeunes de sa génération. Mais il n’a jamais omis d’avoir un regard lucide sur l’expérience, entre la fougue de la jeunesse et les relations avec les institutionnels. Il assumait sa part d’erreur. Oui, cette expérience associative a permis l’éclosion de beaucoup d’acteurs dans la ville de Salé. Oui, je me souviens comment il m’a poussé à adhérer à l’association TOFOLA CHAABIA, petite sœur de l’AMEJ. Oui, je me souviens de sa capacité d’analyser les films projetés lors des séances de Cinéclub : il avait une fine connaissance de la symbolique des images. Ainsi, lors de la diffusion du film de Youssef Chahine « Le moineau », nous étions nombreux à la sortie à ne pas comprendre la signification des dialogues ; mais avec sa pédagogie et sa simplicité, il nous a aidé à disséquer les images et nous a éclairé sur le sens caché de certains des dialogues. Oui, nous avons été élevés dans une famille nationaliste et notre père a refusé d’être rétribué pour ses actes de résistance. Pour cette raison, la défense de la langue arabe était pour nous un étendard, mais je ne savais pas d’où Najib avait eu la possibilité de maîtriser la langue française, car je ne crois pas que les quelques seules heures de langue au lycée lui permettaient d’être bilingue. Avec Mountassir, on se moquaient de lui en lui disant qu’il est le seul BRIBRI capable de rêver en français. Il m’a toujours fasciné par sa culture générale hétérogène, cependant accompagnée d’un esprit bien rationaliste et avec une sensibilité pour quelques rares poètes tel que ASSAYAB et son « poème de la قصᘭدة المطر .« pluie Je me souviens de cette soirée dans cette maison de jeunesse au Hay Mohammadi à Casablanca et de son implication discrète dans l’organisation de l’événement qui a pu rassembler une jeunesse des quartiers populaires désireuse de s’épanouir. Oui, je me souviens comment il a été affecté lorsque, lors de la visite hebdomadaire à la prison AIN BORJA, je lui ai annoncé la mort du grand Timonier. Oui, je me souviens de ce jour de 30 mars 1977, il était en colère contre la seule chaine de TV du Maroc, simplement parce qu’elle avait passé sous silence le soulèvement du peuple palestinien « la journée de la Terre ». الأرض يوم Oui, je me souviens de ce jour lors de ma visite à l’hôpital Avicenne, il m’a confié une correspondance à communiquer à des camarades qui vivaient en clandestinité et à la fin il m’a passé un document rare ; c’était l’auto critique du regretté Bouabid HAMAMA intitulé « la ligne de masse ». Il a accompagné son geste par « ce document j’en ai besoin il faut me le ramener », ainsi il s’assurait que j’allais en faire un bon usage en le recopiant. Oui, je me souviens des débats que j’ai eus avec beaucoup de camarades sur sa tentative d’évasion, en compagnie de Jbiha RAHAL et de Sion ASSIDON, après sa deuxième arrestation. Oui, je me souviens de Najib qui, jusqu’à ses derniers jours, disait qu’il était seulement en liberté provisoire. Oui, je me souviens du coup de fil de son ami d’enfance, Najib Bendahme, pour m’annoncer sa nouvelle arrestation, alors que j’étais en exil volontaire en France. C’était au mois de janvier 1984, à la suite des manifestations qui ont émaillé le nord du Maroc ; la police a fait une rafle et cela s’est encore traduit par une nouvelle arrestation pour lui. Un des policiers, se croyant drôle, aurait dit à Najib « en fait, tu aimes notre hospitalité ». En effet, depuis 1976 Najib aura goûté à trois arrestations juste par ce qu’il a choisi d’être au service du peuple.
Oui, je me souviens de sa visite en France pour effectuer des soins médicaux à la suite des séquelles de la torture subie. Oui, je me souviens combien il était si affectueux avec son gendre et de ses discussions sur leur intérêt commun, le basket, dont il avait été un joueur dans sa brève jeunesse. Je me souviens de sa panique devant des situations d’ordre psychologique : il m’a souvent fait part de son grand désarroi de ne pas savoir comment aider notre camarade Hassan EL BOU pour tenter de le sortir de son engrenage. Je l’ai vu les larmes dans ses yeux à la seule évocation de feu-notre père, parti trop tôt. Je me souviens de lui, effondré lors du décès de notre mère ; je l’ai vu anéanti lors de la mort de notre tante Khadija qui était une deuxième mère pour lui. On avait pour consigne familiale de ne pas évoquer devant lui le nom de Mountassir, notre frère martyr, tant on savait que la seule évocation de son nom pouvait le plonger dans un immense chagrin. Je me souviens de lui, extatique, quand il m’a annoncé la naissance de sa fille Basma. Pour terminer cette évocation qui pourrait être bien plus longue, je me souviens qu’une fois, à son retour d’une manifestation en compagnie de Habib et de Mountassir, je leur ai posé une question avec l’innocence de l’enfance : « Comment arrivez-vous à fédérer des manifestants autour de vous ? ». Il m’a répondu par notre slogan : « malgré vos exécutions malgré vos assassinats les enfants du peuple remplaceront nos martyres ». قتلهوم عدموهم أولاد الشعب ᘌخلفوهم Là où tu es, Najib, sache que tu laisses un grand manque autour de nous. La seule chose qui nous permet de continuer peut-être cette phrase de notre poète Mahmoud Darwich : اهᘭالح ستحقᛒ ما الأرض هده ᣢع » Sur cette terre li y a ce qui mérite vie ». Zine BRIBRI
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